Kilian Jornet vient de partager son dernier entraînement, et vous souhaitez le réaliser. Mais est-ce vraiment une bonne idée, ou alors êtes-vous aveuglé par le biais du survivant ? Je vous explique tout ça dans cet article ! 😉
Les élites et leurs entraînements
Quel que soit le sport que nous pratiquons, les performances des grands noms de notre discipline nous font rêver. Kilian Jornet qui bat le record de l’UTMB. Eliud Kipchoge fait tomber celui sur marathon. Courtney Dauwalter remporte successivement la Western States, la Hardrock 100, et l’UTMB 2023. Rémi Bonnet impose un nouveau meilleur temps sur la Pikes Peak Ascent. Toni McCann décroche la première place féminine à l’Ultra-Trail Cape Town, et pointe 3e au scratch et 36 min sous le record de la course.
Le biais du survivant, un problème médiatique ?
Quand on aime un sport, on aime souvent les performances stratosphériques que nos idoles y réalisent. Et ces idoles, elles s’entraînent. Instagram, YouTube, ou encore les différents podcasts qui existent nous permettent régulièrement d’apercevoir ce que ces championnes et champions font pour progresser. Bien qu’imprécises, et souvent décontextualisées de la planification globale, il nous est souvent possible de reproduire ces séances divulguées. De plus, les entraînements les plus extrêmes bénéficient souvent d’une grande couverture médiatique. Par exemple, il suffit que Kilian Jornet annonce faire 3h de fractionné type 30-30 pour que des chaînes YouTube s’emparent de l’information, la propage, la reproduise, voire même la recommande !
De même, les athlètes de plus haut niveau rapportent parfois adopter certaines pratiques surprenantes, elles aussi largement médiatisées. Mathieu Blanchard a longtemps construit un mythe autour de sa “purée magique” ou de ses entraînements à jeun. Des images montrent Courtney mangeant des cheeseburgers sur certaines courses. Zach Miller annonce sur la ligne d’arrivée de l’UTMB 2023 s’être gorgé d’électrolytes. Dans le pire des cas, ces championnes et champions sont affabulés de ces pratiques, sans avoir leur mot à dire. Par exemple, la légende de Kilian Jornet courant l’UTMB 2008 sans boire ni manger a été répandue. Celle-ci est totalement erronée, mais plus de personnes connaissent cette fausse anecdote, que la vérité.
Pourquoi les élites performent si bien ?
Mais est-ce que les championnes et champions le sont parce qu’ils font ces fameuses séances ? Ou est-ce qu’elles et ils réalisent ces séances parce qu’elles et ils font partie de l’élite ? De même, est-ce que ces athlètes performeraient de la même façon sans ce type de séance, ou sans ces comportements parfois hors-norme ? Dernière question qui m’intéresse particulièrement, car centrée sur vous et moi, athlètes de niveaux inférieurs à ces élites, est-ce que réaliser les mêmes séances, ou adopter les mêmes comportements, nous poussera au plus haut niveau ? Ou alors, ne serions-nous pas aveuglés par le biais du survivant ? Dans cet article, je vous propose de répondre à cette question.
Le biais du survivant, qu’est-ce que c’est ?
L’article de Hemprich-Bennett et al., publié dans Nature en 2021, résume ce qu’est le biais du survivant. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le mathématicien Abraham Wald travaille pour la Royal Air Force américaine. Son rôle ? Étudier les bombardiers qui revenaient à la base après un combat, pour identifier les zones vulnérables, et améliorer leur résistance. Autrement dit, comprendre les “survivants” pour améliorer les autres avions, et en faire des survivants à leur tour.
Le constat de Wald, et de son équipe, est simple. Les bombardiers qui sont revenus sont criblés de balles aux bouts des ailes, sous le cockpit, et sur la queue. Le schéma ci-dessous montre cela.
Face à ce constat, la première proposition est de renforcer ces zones impactées. Mais Wald s’y oppose. Il avance que si ces bombardiers ont été touchés dans ces zones, mais sont revenus à la base, c’est qu’elles n’impactent pas la capacité de l’avion à voler. En revanche, l’absence d’impact dans d’autres zones sur les bombardiers revenus laisse entendre que ce sont ces régions-là qui doivent être renforcées. En effet, les avions n’étant pas revenus ont probablement été touchés dans ces dernières. Dans la littérature, le biais du survivant est défini comme “la tendance à prendre une décision en se concentrant sur des résultats positifs et en omettant ceux négatifs”.
Le biais du survivant dans l’entraînement.
Si nous dézoomons un peu, le biais du survivant est une tendance à généraliser une conclusion à une population, à un ensemble de personnes, en s’appuyant uniquement sur des éléments positifs en notre possession, et particulièrement visibles. En course à pied et en trail, un exemple du biais du survivant serait de prendre des décisions sur son propre entraînement, en s’appuyant sur ce que réalise une championne ou un champion. Ce biais cognitif reviendrait à adopter les mêmes comportements que les élites, en pensant que ces comportements sont la clé du succès.
Par exemple, le biais du survivant pourrait nous amener à vouloir, nous aussi, faire 3h de fractionné 30-30, nous aussi manger des cheeseburgers aux ravitos, ou encore nous aussi consommer énormément d’électrolytes sur une course. Je précise un point important dès maintenant. Le biais du survivant n’avance pas qu’adopter le même comportement qu’une championne ou un champion est par défaut une mauvaise idée. Il souligne par contre qu’adopter les mêmes pratiques que les élites, sous prétexte qu’elles et ils performent, n’est pas par défaut une bonne idée.
Pourquoi se méfier du biais du survivant ?
Une première question que je souhaite discuter est “pourquoi se méfier du biais du survivant”. À mon sens, il y a des raisons générales d’être prudent quant à ce biais de jugement, et des raisons spécifiques à l’entraînement.
Le biais du survivant, l’arbre qui cache la forêt
De manière générale, et indépendante du contexte, le biais du survivant est en fait l’arbre qui cache la forêt. En effet, en prenant une décision (par exemple en s’entraînant d’une certaine façon) à cause des pratiques des survivants, trois aspects nous sont masqués. Premièrement, ce biais nous masque les personnes ayant adopté le même comportement et ayant obtenu des résultats moins positifs. Par exemple, il nous fait oublier les athlètes qui ont mangé des cheeseburgers aux ravitaillements comme Courtney Dauwalter, qui ont mieux couru que d’habitude, mais n’ont pas pour autant gagné la Hardorck 100.
Deuxièmement, ce biais nous fait ignorer les personnes qui ont adopté le comportement du survivant, mais n’ont vu aucun effet. Par exemple, il nous amène à négliger les athlètes qui ont fait leur séance de fractionné le matin à jeun, comme Mathieu Blanchard, mais n’ont pas observé d’amélioration de leurs performances. Enfin, et le plus grave, le biais du survivant nous camoufle les personnes qui ont eu des conséquences négatives après l’adoption de la pratique en question. Par exemple, ce biais nous amène à ignorer les individus qui, après l’adoption d’une alimentation cétogène, ont eu des problèmes de santé comme des troubles cardiaques importants (Bank et al., 2008, pour ce point spécifique).
Ainsi, en nous focalisant sur le survivant, et ses performances, ce biais nous amène à omettre les personnes qui ont eu moins de bénéfices que le survivant, celles n’ayant observé aucune différence, et enfin celles ayant eu des conséquences délétères à cause du comportement.
Êtes-vous un survivant ?
La deuxième raison de se méfier du biais du survivant concerne les différences entre vous, et les survivants. Reprenons l’exemple des 3h de 30-30 de Kilian Jornet. De nombreuses différences existent (malheureusement) entre vous et moi d’une part, et Kilian d’autre part. Pour résumer, nous n’avons tout d’abord pas la même génétique que ce “survivant”. Deuxièmement, la plupart d’entre nous n’avons pas le même développement que Kilian, pas le même parcours. Par exemple, peu d’entre nous gravissaient leur premier 4000m à 6 ans. Troisièmement, la grande majorité des athlètes n’a pas la même disponibilité que Kilian. Beaucoup d’entre nous n’ont pas la journée entière dédiée, en grande partie, à l’entraînement et à la récupération.
Pour la plupart, nous travaillons et devons gérer en plus différentes contraintes (p. ex. familiales), au milieu desquelles l’entraînement essaye de se faire une place. Enfin, nous n’avons pas les mêmes besoins. Les raisons qui poussent Kilian Jornet en 2023 à réaliser 3h de 30-30 sont très individuelles. Elles découlent de ses besoins personnels, d’une décision prise par lui et son entraîneur par exemple, et répondent à un manque identifié. Vos besoins de développement, et de progrès, sont probablement différents des siens.
En résumé, de très nombreuses raisons font que nous ne sommes pas, pour la grande majorité d’entre nous, une survivante ou un survivant. Nous sommes des personnes différentes de ces élites, avec des physiologiques, des contraintes, et des besoins différents.
Quand se méfier du biais du survivant ?
Une autre question que nous devons nous poser est “quand se méfier du biais du survivant ?”. En effet, nous pouvons nous demander si ce biais n’est pas plus “risqué” dans certaines situations que dans d’autres. Dans ma perspective de l’entraînement (que vous pouvez comprendre en détail sur cette page) il y a trois cas où il faut particulièrement se méfier de ce biais. Il s’agit de lorsque la pratique en question :
- Est extrême (p. ex. pour l’organisme).
- Est en opposition avec ce que la littérature scientifique a démontré.
- Est en opposition avec ce que la majorité des entraîneurs expérimentés préconisent.
Dans ces cas, il faut pour moi être prudent et éviter le biais du survivant. Ils peuvent évidemment se chevaucher.
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Quelques exemples
Pour illustrer mon propos, je peux prendre deux exemples opposés. Imaginons que dans une interview future, Blandine L’Hirondel explique s’entraîner avec des sorties longues de 5h le dimanche. Beaucoup d’entraîneuses et d’entraîneurs pourraient recommander ce type d’entraînement. De plus, une sortie longue de 5h ne présente pas de risque particulier pour votre organisme. Enfin, la littérature scientifique souligne que ce type d’entraînement est efficace pour améliorer son endurance. Tous les feux semblent être au vert. Il me semble peu risquer de céder au biais du survivant et réaliser le même entraînement que Blandine.
À l’inverse, reprenons l’exemple de Kilian Jornet et ses 3h de 30-30, ou du régime cétogène que quelques rares athlètes préconisent. Dans ces deux exemples, nous sommes face à une pratique extrême pour l’organisme. Parallèlement, la grande majorité des athlètes n’adoptent pas ce genre de pratiques, et la plupart des entraîneuses et entraîneurs expérimenté(e)s et rigoureux(euses) ne vous recommanderont pas ces dernières. Enfin, dans les deux cas la littérature scientifique semble aller à l’encontre de ces pratiques.
Cette dernière préconise des durées totales de fractionnées bien plus courtes (plus d’informations ici) ; et souligne que ce type de régime alimentaire drastique n’est pas bénéfique pour l’endurance (plus d’informations ici). À mon sens, avec ces deux exemples, les différents indicateurs que je trouve importants ne sont pas au vert. Ils sont plutôt au rouge. Il faut donc pour moi, dans ce type de situation, être prudent et ne pas se laisser aveugler par le biais du survivant.
Comment dépasser le biais du survivant ?
Pour conclure sur ce billet, je voulais discuter de comment dépasser ce biais.
Dépasser le biais du survivant grâce à la science
À mon sens, un des premiers moyens de dépasser le biais du survivant est grâce à la littérature scientifique. Comme dit précédemment, il faut surtout se méfier de ce dernier avec les pratiques extrêmes, qui s’éloignent des recommandations de la littérature. Le rôle de cette littérature est de faire ressortir des tendances générales. Les études sont conduites sur des échantillons de personnes, représentatifs de la population. Leur but est, grâce à ces échantillons, de généraliser l’efficacité d’une pratique vers le plus grand nombre. Elles permettent donc de souligner des tendances générales, à travers des effets moyens.
Avec beaucoup de modestie, il y a, à mon sens, plus de chances que vous et moi nous situions plus proches de la moyenne des individus considérés dans une étude, que des survivants. Il me semble plus probable de partager des points communs, des caractéristiques communes, avec les membres de ces échantillons, qu’avec Kilian Jornet. Aussi, j’ai tendance à penser que dans un premier temps m’appuyer sur les évidences scientifiques pour prendre des décisions concernant mon entraînement sera une meilleure pratique que m’appuyer sur des survivants.
Les études publiées seront un bon moyen de nous questionner sur le bien-fondé de la pratique d’un survivant. En fonction la direction vers laquelle elle tend, je pourrais commencer à envisager si la pratique du survivant a des chances de moi aussi m’aider à progresser, ou si au contraire elle risque de manquer d’efficacité, voire d’être dangereuse.
Dépasser le biais du survivant par l’expérience
Pour moi, le deuxième moyen le plus efficace pour dépasser ce biais du survivant sera grâce à l’expérience de l’entraîneuse, ou de l’entraîneur, qui me prendra en charge. Pour moi, une ou un coach expérimenté(e) et rigoureuse (ou rigoureux), aura une vision forte d’années d’expérience, et de nombreux athlètes encadrés. Il ou elle aura pu se construire une vision raisonnée de l’entraînement, et des moyens de progresser, à travers la littérature scientifique d’une part, et grâce à son analyse fine de plusieurs athlètes accompagnés. Si cette expérience fait défaut, ce qui peut être le cas en début de carrière, j’aurais d’ailleurs tendance à préférer un retour vers les bases scientifiques, le temps que cet empirisme se construise.
Bref, un entraîneur qui a de la bouteille saura différencier une pratique aberrante, qui a peu de chance de nous convenir, voire qui nous serait délétère, d’une pratique pertinente.
Dépasser le biais du survivant par l’individualisation
De plus, l’individualisation permettra à mon sens de dépasser ce biais du survivant. En effet, au fur et à mesure de l’avancé dans la relation entre le ou la coach, et l’athlète, l’approche d’abord légèrement généraliste, par exemple basée sur des tendances scientifiques globales, s’affinera. Le poids de l’individualisation sera alors de plus en plus grand. À mesure que cette connaissance fine de l’individu, et des ses besoins, grandira, j’ai le sentiment que le biais du survivant perdra en influence. Les pratiques des survivants auront moins d’influence sur nous, puisque notre entraîneuse, ou entraîneur, expérimenté et au fait des évidences scientifiques, aura cerné finement ce dont nous, en tant qu’individus uniques, avons besoin.
Pour reprendre mes exemples, quel est l’intérêt de faire 3h de 30-30 comme Kilian, quand on sait d’une part que la littérature ne montre pas de bénéfice, et que notre coach sait que nous manquons de travail au seuil ? Quel est l’intérêt de manger des cheeseburgers aux ravitaillements, quand les études ont montré que c’était sous-optimal, et que notre entraîneuse sait que nous les digérons mal ? Pourquoi transitionner vers le régime cétogène, alors que la science souligne son manque d’efficacité, voire ses risques, et que notre entraîneur sait que le meilleur moyen d’améliorer la lipolyse est les sorties longues ?
Conclusion – Pourquoi s’entraîner comme Kilian Jornet ?
En conclusion, le biais du survivant est cette tendance à prendre des décisions en s’appuyant sur les bénéfices flagrants de cas extrêmes. Il nous amène à omettre les personnes qui ont adopté le même comportement que le survivant, et ont eu moins de résultats positifs, aucun résultat, voire des résultats négatifs. Quel que soit le domaine, il y aura toujours des survivants ! Ce fumeur sans aucun problème de santé existe, et vous rencontrerez sûrement cette athlète qui mange mal et performe néanmoins.
De plus, les médias raffolent des survivants, et des pratiques extrêmes. Vraies ou fausses, les légendes sportives, les pratiques atypiques et les séances insolites inondent vite les réseaux. Le biais du survivant permet d’être prudent dans l’application de ces comportements à soi-même, dans leur généralisation, et dans leur recommandation à autrui. Il ne propose pas de considérer les pratiques des élites comme délétères par défaut. Il propose plutôt de ne pas considérer ces derniers comme judicieuses par défaut. Au delà de masquer une part importante de la réalité, ce biais du survivant nous fait oublier de nombreuses caractéristiques qui nous différencient des survivants.
À mon sens, le biais du survivant sera surtout nuisible quand le comportement en rapport sera extrême, écarté des évidences scientifiques, et divergeant par rapport aux recommandations des experts de l’entraînement. Heureusement, le dépasser est simple. Vérifier le bien-fondé, et les bénéfices du comportement du (ou de la) survivant(e), grâce à la science est un premier moyen. Se référer à un ou une coach expérimenté(e), fort ou forte d’une longue et rigoureuse expérience de terrain est un deuxième moyen. Remettre au centre des réflexions l’importance de l’individualisation en est un dernier. Ensemble, ces approches devraient vous aider à ne plus être dupé par le biais du survivant, et vous guider vers des choix de méthodes d’entraînement raisonnées.
Vidéos associés à cet article
Vidéo 1 – Mes explications en vidéo
Vidéo 2 – Mon interview d’un expert, Anael Aubry et Olivier Bolliet
Références bibliographiques
• Bank, I. M., Shemie, S. D., Rosenblatt, B., Bernard, C., & Mackie, A. S. (2008). Sudden cardiac death in association with the ketogenic diet. Pediatric neurology, 39(6), 429-431. (Lien)
• Hemprich-Bennett, Dave, Dani Rabaiotti, and Emma Kennedy. “Beware survivorship bias in advice on science careers.” Nature 598.7880 (2021): 373-375. (Lien)
Cyril Forestier
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